Ecrit en 1962, ce livre retrace quelques années du parcours d’un jeune couple, Sylvie et Jérôme. Ce jeune couple vit à Paris, ils ont arrêté leurs études pour travailler. On suit ce couple avec une certaine distance, voulue à mon avis par l’auteur. On ne les entend pas parler ; Pérec raconte leurs faits et gestes et surtout leurs désirs d’accumuler : accumuler des choses, des disques, des livres, des vêtements. Ils rêvent leur vie, plus qu’ils ne la vivent. Toujours dans ce regret de ne pas avoir plus d’argent, dans un métier qui ne les passionne pas mais où il est facile de trouver du travail. Ils sont « psychosociologues» : en fait enquêteurs pour les premières agences de sondages qui commencent à fleurir dans ce début des années soixante.
L’écriture, assez caractéristique de Perec, faite d’énumérations, d’inventaires, se lit ici facilement. Pour ma part, je suis restée assez spectatrice de ce couple qui s’agite, s’imagine que l’herbe est plus verte ailleurs, va voir ailleurs (en l’occurrence en Tunisie). A Paris ils rêvaient de grands espaces et d’exotisme, et une fois partis ils ne souhaitent plus que revenir à Paris. Eternels insatisfaits, ils voient peu à peu leurs amis construire leur vie, et renoncer à une certaine forme d’idéal : travailler peu, avoir peu de contraintes, vouloir accumuler beaucoup.
De station en station, antiquaires, libraires, marchands de disques, cartes des restaurants, agences de voyages, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de luxe, papetiers, leurs itinéraires composaient leur véritables univers : là reposaient leurs ambitions, leurs espoirs. Là était la vraie vie, la vie qu’ils voulaient mener : c’étaient pour ces saumons, pour ces tapis, pour ces cristaux, que, vingt-cinq ans plus tôt, une employée et une coiffeuse les avaient mis au monde.
Lorsque, le lendemain, la vie, de nouveau, les broyait, lorsque se remettait en marche la grande machine publicitaire dont ils étaient les pions minuscules, il leur semblait qu’ils n’avaient pas tout à fait oublié les merveilles estompées, les secrets dévoilés de leur fervente quête nocturne. Ils s’asseyaient en face de ces gens qui croient aux marques, aux slogans, aux images qui leur sont proposés, et qui mangent de la graisse de bœuf équarri en trouvant délicieux le parfum végétal et l’odeur de noisette (mais eux-mêmes, sans trop savoir pourquoi, avec le sentiment curieux, presque inquiétant, que quelque chose leur échappait, ne trouvaient ils pas belles certaines affiches, formidables certains slogans, géniaux certains films-annonces ?). Ils s’asseyaient et ils mettaient en marche leurs magnétophones, ils disaient hm hm avec le ton qu’il fallait, ils truquaient leur interviews, ils bâclaient leurs analyses, ils rêvaient, confusément, d’autre chose. (p85)
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En postface, une interview de Pérec resitue ce livre dans l’époque (fin de la guerre d’Algérie, gaullisme) et citent les écrivains qui l’ont influencé : Nizan, Barthes, Flaubert, Antelme.
Sur les quelques avis que j’ai vus sur internet, il semble que ce livre soit toujours d’actualité (j’ai pensé à la chanson de Souchon "avoir pleins de choses dans les armoires" … ) sauf qu’un élément a , je trouve, complètement changé l’époque : le chômage. Jérôme et Sylvie, une fois la vingtaine passée, rentrent dans le rang, acceptent un bon poste en province. Le Jérôme et la Sylvie d’aujourd’hui, s’ils ont de grands désirs d’accumuler le dernier Ipad, le dernier … ont du mal à trouver leur premier boulot et passent plusieurs années en stages ou en CDD avant de décrocher un vrai boulot.