On voit de drôles de choses dans un train
Même dans un Transilien.
Le matin, les passagers grimpent un peu ensommeillés et se plongent tout de suite dans leur occupation favorite : dévorer un livre, parcourir un quotidien, relire une étude marketing et ses graphiques multicolores, s’isoler dans la musique. Certains finissent leur nuit, la tête renversée en arrière, bouche ouverte. Une jeune fille parait frigorifiée, petite mésange recroquevillée sur elle-même. Son ami lui propose son bonnet avec une tête de scolopendre brodée dessus, elle refuse d’un sourire.
Ce matin, certains passagers sont un peu inquiets et scrutent le ciel : quelques flocons de neige volètent. Il ne faudrait pas que cela tienne, sinon cela deviendra le parcours du combattant pour rentrer ce soir : des voitures en travers, des conducteurs de train qui ne peuvent pas rejoindre leur poste, des trains annulés, la pagaille, des voyageurs désorientés. Et une fois arrivé à la gare, plus de bus, rentrer à pied dans le froid après avoir prévenu la crèche, l’école, les voisins…..
A Louveciennes, un homme d’une quarantaine d’année grimpe dans le wagon. Quelques voyageurs soupirent en le voyant avec sa guitare, qui n’est pas rangée dans une housse. Guitare non rangée signifie sérénade.
L’inconnu se faufile et s’installe le dos contre les sièges relevés. Il commence à gratter quelques cordes. Des cheveux longs, pas lavés, un jean qui a connu des jours meilleurs, de grosses chaussures de chantier pleines de boue.
Je me demande où il a passé la nuit : a-t-il un semblant de foyer ? Il se gratte la gorge intimidé, feignant ignorer les quelques regards hostiles.
Les premières notes me font sourire : Ce bon vieux Georges que j’adore, il a tout ma tendresse et puis une chanson sur la solidarité et les potes, c’est toujours bon à écouter avant d’arriver au boulot pour parler marge brute, chiffre d’affaire et besoin en fonds de roulement.
L’introduction s’éternise : va-t-il juste gratter sa guitare jusqu’à la prochaine station ou va il se mettre à chanter ? Il a l’air d’hésiter à se lancer, il se repose sur un pied puis sur l’autre, comme s’il était dans un bateau qui tangue et pas dans un train. Veut il accoster ou poursuivre son voyage sur une mer plus calme ? il serre sa guitare bizarrement, elle est un peu haut presque au niveau du thorax.
Et puis tout d’un coup, il se lance, inexorablement :
Non ce n’était pas la loco
Du Vaucluse cette loco
Qu’on se le dise au fond des gares
Dise au fond des gares
Elle roulait en Père flemmard
Sur la grand’ voix des banlieusards
Et s’app’lait les ti trains d’abord
les ti trains d’abord
A ce moment la moitié des voyageurs, enfin la moitié de ceux qui n’ont pas des écouteurs scotchés sur les oreilles, lèvent la tête : il y a une erreur, ce ne sont pas les parole attendues.
Garches passe, son hôpital et se pavillons bien ravalés. Le train s’arrête : peu de monde descend, beaucoup monte : il faut se serrer un peu plus.
L’homme continue sur sa lancée, sa voix s’est affermie et parait moins éraillée qu’au premier couplet
Ses flectuas nes miniatur’
C’était pas la grande ceintur’
N’en déplaise aux amateurs de sport,
Aux amateurs de sport,
Son conducteur et ses cheminots
N’étaient pas des enfants d’nigaud,
Mais des amis du métro
Ces ti trains d’abord ;
Saint Cloud est dépassé : les voyageurs sont un peu plus serrés, un train de provenance de Versailles a été annulé : Quelques voyageurs luttent en silence pour la dernière place assise.
L’homme poursuit, la deuxième moitié des voyageurs a levé la tête, curieux : quelles vont être les paroles maintenant ?
Au moindre coup de gros brouillards,
C’est les usagers qui prenaient le car,
C’est eux qui allaient Gar’ du Nord
Allaient gare du Nord
Et quand ils étaient train express
Qu’leur bogies lançaient du stress,
On aurait dit des dinosaures
Ces ti trains d’abord
Les sourires sont plus francs maintenant, l’attention est palpable.
A la Défense, les gens descendent plus qu’ils ne montent, rouges comme des tomates d’avoir été serrés les uns contre les autres avec manteaux, écharpes et bonnets ; glissant au passage une pièce au chanteur, avec un petit mot ou un sourire. J’imagine que certains resteraient bien dans le train écouter la fin de la chanson
C’étaient pas des anges non plus,
Locorevue, ils l’avaient pas lu,
Mais ils partaient tous wagons dehors
La compagnie des wagons lits,
C’étaient leur seule litanie
Leur crédo, leur Météor,
Aux ti trains d’abord
Au rendez vous des bons ti trains
Y’avait pas le transibérien,
Quand l’un d’eux manquait en gare,
C’est qu’il en avait marre
Oui mais jamais au grand jamais,
Sa place dans la rotonde n’se refermait,
Cent ans après , coquin de sort !
IL manquait encor.
Des locos j’en ai pris beaucoup,
Mais la seule qui ait tenu le coup,
qui n’ai jamais changé de voie
Mais changé de voie, roulait en père flemmard
Sur la grand’voie des banlieusards
Et s’app’laient les ti trains d’abords
Déjà Gare Saint Lazare, le train et la guitare s’arrêtent.
La mésange et le scolopendre partent bras dessus bras dessous. Certains chantonnent.
Georges a bien gagné son début de journée
Les mots glanés par Olivia
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La consigne des Impromptus littéraires de la semaine
Vous avez toute liberté pour nous faire part de vos observations, hormis l'amorce : votre texte commencera impérativement par cette phrase : "On voit de drôles de choses dans un train..."